Il est parfois des détails…

Il est parfois des détails qui ont leur importance. Par définition le propre d’un détail est pourtant de ne pas en avoir. Or, la vie quotidiennement nous démontre que ces menus détails justement, émaillent les événements de péripéties, les choses et les objets d’adjectifs les gens d’attitudes ou de signes qui font que soudain  tout s’éclaire différemment. Soudain, la situation est perçue dans tous ses atours, revêtant une importance que nul n’aura saisie d’emblée, avant l’intervention de ce détail qui vient sinon tout bouleverser mais tout au moins bousculer, changer l’appréciation de certains, semer un doute ou un peu de désordre, accélérer un processus ou le stopper,  parfois même à l’insu du principal instigateur de la situation.

Ainsi, il y a quelque temps lors d’un baguenaudage dans un des tout premiers vide greniers de ma rurale commune, au hasard d’un étal à même le sol, juste après avoir fait l’emplette d’une indispensable poêle à châtaignes à plonger au cœur de l’âtre, mon regard fut attiré par deux fourches. Quelconques malgré leur grand âge, leurs manches montraient que la confection n’avait rien d’industriel : à se demander si la courbure de ceux-ci était due à l’exposition aux intempéries, aux efforts consentis pour soulever moultes fois de lourdes charges ou encore au fil naturel du bois, choisi peut être pour son ergonomie en un temps ou l’on en ignorait encore le mot mais non l’usage. Personnellement, ayant déjà une fourche me servant à ramasser les mauvaises herbes fauchées et en attiser la combustion lors des feux destinés à les éliminer, le seul intérêt de l’acquisition de ces nouveaux instruments était celui d’en disposer en divers endroits pour éviter de courir après les outils ; sport que j’exècre malgré une pratique pourtant trop régulière et soutenue. Mais la particularité de ses deux fourches étaient l’une d’avoir cinq dents, l’autre neuf. La mienne en ayant trois, je me fis la remarque suivante : en plus de leur répartition géographique, la diversité de leurs configurations dentaires pourrait s’avérer intéressante. Celle à neuf dents, sans en connaître la destination précise avec son air de râteau élégant, fin et distingué, me tentait particulièrement. Dieu sait si jamais je n’ai eu l’âme d’un collectionneur : peu animé de passions dévorantes, nécessaire moteur à l’accumulation d’objets similaires, je n’ai ni la constance ni la volonté acharnée dont fait preuve la grande famille des collectionneurs opiniâtres. Je laisse donc volontiers les timbres à ceux qui aiment les classer, les véhicules à ceux qui aiment mécaniquer et tout le reste à ceux qui en veulent encore.

De plus, ce sont malgré tout des outils, donc des objets destinés à un travail et donc à un certain type d’effort, chose qu’en me rendant sur cette place je n’avais encore envisagé. Les mains dans les poches ayant confié la poêle à l’attention de ma charmante épouse, je demandais le plus détendu et détaché possible combien coûtait cette fourche aux si nombreuses dents . Je m’entendais répondre : «  La fourche là ? Hof ! Trente francs. Mais si vous me débarrassez des deux, je vous les fais à quarante. Quarante les deux, hé ! » Oh alors, pour quarante francs, je me suis retourné pour la forme vers ma femme en lui disant quarante les deux ; elle opinait déjà du chef.

Tartarin n’aurait pas été plus fier que moi dans la semaine qui suivit quand à chacun de mes visiteurs je disais : « Tiens, viens voir ce que j’ai pris au vide grenier : regarde, vingt francs ! Celle là aussi ! »

Bien sur, l’importance limitée due à l’utilité restreinte d’une fourche qu’elle soit à trois, cinq ou neuf dents dans un environnement citadin peut faire apparaître ma jubilation quelque peu disproportionnée à certains ou certaines. Je tiens juste à préciser que ce type d’objet, savamment posé à l’entrée d’une grange par exemple, légitime le maître des lieux dans ses activités champêtres.  En plus de se révéler fort utile lors de son maniement, par sa simple présence elle redonne un peu d’identité rurale aux lieux.

J’ai donc bien perçu l’admiration confuse de mes interlocuteurs qui, quand on sait le prix de la moindre fourche en supermarché avoisinant les cent francs pour les premiers modèles sans en avoir ni le charme ni l’efficacité, m’enviait cette chance inouïe d’avoir pu acquérir d’aussi purs objets pour une somme qui traduite en euro frise davantage le ridicule.

Mais là où j’ai surtout mesuré ma chance fut quand l’un d’entre eux me demanda où et comment j’avais trouvé les manches. Eh bien, au bout me retins-je de répondre.

« Quoi, emmanchées ? Vingt francs emmanchées ? »

A cet instant précis, ce détail était plus puissant que tout ; j’avais fixé mon attention sur la particularité qui me semblait primordiale, la spécificité de chacune d’entre elles, à savoir le nombre de leurs dents alors que je passais peut être à coté de l’essentiel.

« Mais c’est même pas le prix du manche ! »

Pauvre mortel insouciant, j’avais réalisé là une des dernières grandes affaires du siècle et je n’en étais même pas conscient…

Je ne les méritais pas.

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